Dès le IIe siècle avant
J.-C., les Chinois faisaient œuvre de précurseurs dans le
domaine de la biochimie en isolant à des fins
thérapeutiques des hormones sexuelles et pituitaires à
partir de l’urine humaine. Les cristaux obtenus ont été
appelés “minerai d’automne”, terme choisi, semble-t-il,
par le roi de Huainan (Jiangso) vers 125 avant J.-C.,
parce qu’ils évoquaient la solidité et la couleur blanche
du premier gel automnal. Ce prince, pionnier de la science
de la Chine ancienne, fonda une école d’adeptes et de
philosophes taoïstes où l’on s’adonnait à de nombreuses
expériences sur le corps.
Quelques siècles plus tard, la recette du “minerai
d’automne” fut enfin imprimée. La première version connue
à ce jour figure dans le traité Prescriptions éprouvées de
Zhang Shengdao, publié en 1025. Entre 1025 et 1833, sont
parus trente-neuf recueils exposant au moins une dizaine
de méthodes permettant d’extraire les hormones. La
production de ces derniers se développa à grande échelle,
nécessitant des centaines de litres d’urine servant à la
fabrication de milliers de doses de médicament.
En Europe, il fallut attendre 1927 pour qu’Ascheim et
Zondek s’aperçoivent que l’urine des femmes enceintes est
riche en hormones stéroïdes. On découvrit ensuite que
l’urine contient des œstrogènes et des androgènes
(hormones femelles et mâles), et même des hormones
pituitaires ou gonadotrophines, dont le rôle est de
stimuler les glandes sexuelles. L’extraction d’hormones à
partir de l’urine est aujourd’hui une pratique courante
dont la médecine ne saurait se passer.
Avec 2 200 ans d’avance, les Chinois ont été de
remarquables précurseurs en la matière. La formule publiée
la plus ancienne date de 1025 :
Accumuler 10 dan
[environ 600 litres] d’urine mâle dans un très grand
récipient entreposé dans une pièce vide. Poser
par-dessus un profond pot de terre, raccorder avec de
la pâte à papier et de la chaux, puis remplir d’urine
le bassin d’évaporation à 70 ou 80 pour cent de son
volume. Chauffer intensément en surveillant. Si la
cristallisation est excessive, rajouter une goutte
d’urine froide. Rien ne doit déborder. Le résidu est
le renzhongbai. L’entreposer, finement réduit en
poudre, dans une bonne jarre de terre. Fermer et
procéder à la sublimation en mettant le tout à
chauffer sur un poêle à charbon. On obtiendra deux ou
trois onces [de sublimé]. Réduire en poudre, mélanger
à de la pulpe de datte pour en faire des pilules de la
grosseur d’un grain de haricot. Absorber une dose de 5
à 7 pilules dans du vin ou de la soupe chaude à jeun
le matin.
A l’origine, le procédé se réduisait à une simple
évaporation comparable à la technique employée à grande
échelle dans l’extraction industrielle du sel. On obtenait
ainsi des résidus solides, qu’il fallait traiter pour les
débarrasser de l’urée, des sels et autres éléments. Les
Chinois ont ensuite adopté la sublimation, si familière
aux alchimistes. Pour cela, le plus simple était de tenir
un récipient renversé au-dessus d’un feu. Les substances
jetées sur les braises s’évaporent et donnent des sublimés
qui forment une croûte au fond du récipient. On améliore
le procédé en fixant un couvercle sur le récipient pour en
gratter délicatement la poudre à l’aide de plumes. La
sublimation de l’urine que nous venons de décrire est une
opération plus complexe. 600 litres d’urine ne donnent,
comme on le sait, que 60 à 70 grammes du précieux sublimé
d’hormones.
Les techniques de sublimation employées dans la Chine
ancienne ont joué un rôle décisif dans la mise au point de
la plupart des procédés d’extraction des hormones. Elles
ont d’abord été appliquées au cinabre — un minéral dont on
trouve d’importants gisements dans diverses régions du
pays — pour en extraire le mercure, essentiel à la
composition des élixirs d’immortalité. (Le mercure, poison
mortel, a certainement interrompu nombre de vies qui se
voulaient immortelles...) La sublimation se pratiquait
aussi pour extraire le camphre du bois de camphrier. De
nombreux petits appareils existaient en Chine à cet effet,
composés de larges cylindres courbés de telle sorte qu’on
les nommait parfois “vases arc-en-ciel”. Les archéologues
les ont souvent pris pour des lampes.
Une autre méthode étonnante consistait à précipiter les
hormones de l’urine à l’aide de produits chimiques comme
le sulfate de calcium (gypse), un procédé probablement
issu de l’industrie des fromages de soja, qui a recours au
gypse. Mais le produit le plus inattendu de tous ceux qui
servaient à précipiter les hormones reste le jus de Zao
Jiao Ci (Gleditsia Sinensis). Le savon naturel et les
protéines de ce “haricot saponifère” précipitaient
remarquablement bien les hormones de l’urine. Adolf
Windaus ne découvrit qu’en 1909 que l’on pouvait provoquer
cette précipitation à l’aide de savons naturels, dans son
cas, la digitonine. Une fois de plus les Chinois étaient
en avance de plusieurs siècles. (La première méthode
publiée pour l’emploi de cette technique date de 1110,
mais le procédé est sans doute plus vieux de plusieurs
siècles.)
La sublimation et l’évaporation par le feu n’étaient pas
les seules méthodes employées pour l’extraction des
hormones de l’urine ; on pratiquait aussi l’évaporation à
la chaleur du soleil, après ajout d’eau distillée, parfois
appelée “rosée d’automne”.
On accordait une grande importance au fait que l’urine
soit d’origine mâle ou femelle, et on les mélangeait dans
des proportions variables en fonction de la quantité
d’hormones, androgènes ou au contraire œstrogènes, qui
devait dominer. Parmi les autres hormones extraites
figuraient aussi des hormones pituitaires. La glande
pituitaire, minuscule petit pois situé dans la boîte
crânienne, dirige tout le système glandulaire. Elle
sécrète diverses hormones qui stimulent ou freinent la
production de toutes les autres glandes. Les
gonadotrophines, qui stimulent les gonades (glandes
sexuelles), parviennent dans l’urine, et certains des
procédés chinois étaient aptes à isoler aussi bien des
gonadotrophines que des stéroïdes, sécrétés par les
gonades elles-mêmes. Avec le “minerai d’automne”, les
Chinois administraient donc un médicament à double effet :
apport direct de stéroïdes et stimulation des gonades pour
les produire.
En Chine, l’usage de ces hormones était très répandu pour
le soin des troubles de la sexualité : insuffisance
sexuelle, impuissance, transsexualité (phénomène familier
aux Chinois), hermaphroditisme, spermatorrhée,
dysménorrhée, leucorrhée, et même stimulation du système
pileux — la croissance de la barbe dépendant directement,
comme ils l’avaient observé, des testicules. Au cas où
l’on absorbe des œstrogènes par voie orale, le foie tend à
les neutraliser, mais les Chinois en administraient des
doses telles que leur consommation demeurait efficace. Les
hormones pituitaires dominaient probablement les
œstrogènes, stimulant ainsi la propre production du
patient.
Un grand nombre d’énigmes demeurent au sujet des hormones
dans la Chine ancienne. Ainsi, personne n’a songé à
reproduire, pour en observer les effets, les procédés
d’extraction décrits dans les textes. Il pourrait s’agir
d’un champ d’investigation intéressant. Il reste que les
Chinois ont le mérite d’être les vrais fondateurs de
l’endocrinologie.
{Source : Le génie de la
chine - 3000 ans de découvertes de Robert Temple}