L’immunologie- Xème siècle ap. J.-C.
La petite vérole n’est pas une maladie moderne. On en
retrouve déjà la trace sur des momies égyptiennes de la
XXe dynastie. En Europe, elle était appelée “petite
vérole”, pour la distinguer de la “grande vérole”, ou
syphilis, mais c’est “variole” qui reste la dénomination
correcte. Son mode de traitement fondamental,
l’inoculation, passé de Chine en Europe, est à l’origine
de la science de l’immunologie.
L’origine chinoise de l’inoculation contre la variole
reste mystérieuse. On croit savoir qu’elle vient du
Sichuan, province du sud où se trouve le fameux mont Emei
(Emeishan), sacré pour les bouddhistes comme pour les
taoïstes. Des alchimistes taoïstes y vivaient en ermites
dans des grottes et connaissaient déjà le secret de
l’inoculation antivariolique au IIe siècle après J.-C.,
mais on ne saura jamais exactement depuis quand ils le
possédaient.
La technique fut diffusée dans le grand public à la mort
du fils aîné du Premier ministre Wang Dan (957 à 1027),
frappé par la variole. Wang, qui cherchait désespérément
comment épargner le reste de sa famille, ordonna aux
médecins, sages, et magiciens de tout l’empire
d’entreprendre des recherches pour découvrir un remède. Un
sage taoïste, présenté tantôt comme un “saint médecin”,
tantôt comme une “guérisseuse” (en l’occurrence une
nonne), tantôt comme un “immortel à planchette”, vint du
mont Emei et révéla la technique de l’inoculation. Un
récit décrit cette personne comme un adepte “trois fois
blanc d’une école des Immortels d’autrefois”. Il s’agit
sans doute d’un “alchimiste” taoïste spécialisé dans l’art
de chercher l’élixir d’immortalité, non pas dans la fusion
des métaux en laboratoire, mais par des pratiques
corporelles. Ce sont les techniques sophistiquées
employées à cette fin qui ont conduit à la découverte des
hormones sexuelles et pituitaires dans l’urine humaine
(voir Infolettre n°85). Ainsi, la vaccination est-elle un
autre sous-produit de la quête de l’immortalité — qui, en
l’occurrence, a pour le moins le mérite d’avoir sauvé de
nombreuses vies.
L’inoculation présente certains dangers qui la distinguent
de la vaccination telle que nous la pratiquons
aujourd’hui. Une personne inoculée a des virus actifs dans
le corps et, si l’expérience réussit, elle est immunisée à
vie. Mais il s’agit en fait d’une exposition directe à la
maladie, si bien que le patient traité risque de
contracter la variole. Si l’intervention échoue, elle peut
être mortelle. Avec la vaccination, en revanche,
l’immunité est seulement temporaire, c’est pourquoi elle
exige des rappels réguliers à quelques années
d’intervalle. Cela vient de ce que la vaccination
n’inocule que des virus morts, affaiblis ou transformés,
voisins de ceux qui déclenchent la maladie mais incapables
de la transmettre.
Inoculer la variole semble au premier abord aberrant : ne
consiste-t-elle pas en une exposition directe à la maladie
? Mais les Chinois la pratiquaient en s’efforçant
d’atténuer la virulence du virus mortel. Il était par
exemple formellement interdit de prélever des virus sur
une personne contaminée. L’inoculation était conçue comme
une simple “transplantation” d’un matériau intermédiaire,
dont le rôle se limitait à une sorte de “germination”. Les
virus devaient être à l’état naissant — en chinois,
“inoculer” se traduit littéralement par “planter des
germes” (zhong dou ou zhong miao, “semer le germe, la
pousse”). La méthode consistait à insérer dans les narines
du patient un morceau de coton imbibé d’implant. La
muqueuse nasale absorbait le virus de la variole. (La
technique d’implantation du virus par scarification semble
s’être développée beaucoup plus tard, peut-être en Asie
Centrale, d’où elle a gagné l’Occident.)
Autant que possible, le matériau était prélevé, non pas
sur des patients atteints de la variole, mais sur des
personnes qui avaient été inoculées et sur lesquelles
cette opération avait provoqué la formation de croûtes.
Les praticiens avaient identifié les deux types de variole
que nous connaissons sous les noms de variola major et
variola minor, et ils prélevaient leurs matériaux sur
cette dernière, dont les virus sont moins virulents. Il
était conseillé de prélever les virus sur des personnes
déjà immunisées ou, mieux encore, sur des personnes
inoculées par des virus provenant eux-mêmes de corps déjà
inoculés — en d’autres termes, des virus affaiblis au fil
des générations... 80 pour cent des virus de la variole
servant aux inoculations étaient des virus morts, qui ne
risquaient donc pas de transmettre la maladie ; en
revanche, comme dans le cas de la vaccination, ils
stimulaient la production d’anticorps inhibant la
reproduction du virus de la variole, ainsi que celle
d’interférons, qui protègent globalement le système
immunitaire. Seul 20 pour cent du matériau utilisé était
“vivant”, et encore sous la forme la plus atténuée
possible, et de la variété variola minor. On voit donc que
l’inoculation de la variole traditionnellement pratiquée
en Chine était aussi bénigne qu’on pouvait le souhaiter,
toutes les astuces envisageables étant mises à
contribution pour diminuer les risques de transmission de
la maladie à qui que ce soit.
Si l’on en croit Yu Tianchi, l’inoculation contre la
variole n’était ni très connue ni très répandue en Chine
avant les années 1560-1570. De vivantes descriptions de
cette pratique figurent dans le livre de Yu Chang,
Mélanges médicaux, qui date de 1643.
Au XVIIe siècle, la pratique s’est répandue en Turquie, où
elle a attiré l’attention des Européens. L’épouse de
l’ambassadeur britannique à Constantinople, lady Mary
Wortley Montagu (1689 à 1762), fit “inoculer la variole” à
toute sa famille. Quatre ans auparavant, E.Timoni avait
publié un compte rendu de cette pratique à Londres, dans
les Philosophical Transactions of the Royal Society et,
deux ans après, un résumé de la même source était paru
sous la plume de J. Pilarini. Bref, on discutait beaucoup
de ce procédé à Londres, et c’est là que lady Wortley
Montagu a dû puiser le courage de franchir le pas. En
1721, l’inoculation de la variole (qu’on appelait alors
“implantation”), commença à être largement utilisée en
Europe pour protéger contre cette maladie. Nous devons à
cet héritage de la Chine le développement consécutif de la
vaccination et de la science même de l’immunologie. »
{
extrait de Le génie de
la Chine de Robert Temple}