La liberté
La liberté est la question centrale
dans l’ouvrage classique « Zhuangzi » et le sujet
de son premier chapitre, « Errer librement et
facilement » considéré comme « l’idéal ». Comme
ses différentes histoires le montrent (et vous en
avez déjà lues quelques unes au long de cette
lettre), chaque être a son propre caractère
unique, ses capacités et sa nature – il fait ce
qu'il fait au sein de son propre cadre
existentiel, suivant son naturel dans la
non-action. Ceci est la liberté : non une attitude
ou un état général, mais un modèle personnalisé,
faire ce que l'on fait de mieux avec la plus
grande joie. Ceci, cependant, limite également la
perspective : Un petit esprit ne comprend pas ce
qu’un grand esprit embrasse; l'ordinaire ne peut
comprendre ce que signifie d'être extraordinaire;
celui qui a le sens pratique ne peut voir le
potentiel d'éléments apparemment inutiles.
« Errer
librement » selon Zhuangzi signifie suivre
ses propres modèles naturels tout en les
adaptant aux changements. Cela peut
impliquer une attitude décontractée envers la vie
où l'on prend les choses comme elles viennent et
s’écouler avec le Dao; cela peut être plus
extatique, un « voyage » au-delà des limites de la
vie ordinaire; ou cela peut être plus spirituel et
profond, l’abandon dans le chaos de la vie
auto-émergente. Dans le sens d’errer on peut y
trouver l’agitation effrénée d'une bannière dans
le vent ou un poisson nageant dans l'eau en pleine
jouissance, c’est un mouvement auto-satisfaisant
qui remplit, une manière d'être dans un monde qui
est complètement ouvert, polyvalent et prêt à
devenir ce que quoique que vous receviez exige.
Errer peut se produire à deux niveaux : dans les
limites du monde, entre les contraintes de la
société et de la nature; et au-delà des frontières
communes, entre ciel et terre, « au-delà des
quatre mers », à l'infini. Errer, d'ailleurs, est
souvent utilisé dans le sens de «laisser libre
cours » dans les loisirs (xiao 逍 à l’aise) et sans
tenir compte de la distance (yao 遙). Ce qui a
donné le nom d’une formule de pharmacopée chinoise
Xiaoyao Wan très célèbre en occident ! Une expression
est Chengwu Youxin 乘 物 遊 心: laisser l'esprit
vagabonder sur les choses, laisser libre cours aux
choses qui viennent à l'esprit. Cela signifie que
l'on n'a plus d’objectifs délibérés et qu’on est
plutôt centré complètement sur les processus de
transformation du Ciel et de la Terre. Comme la
non-action, l’errance libre et facile a été
comprise dans une variété de façons et à
différents niveaux, la connectant et la comparant
à des visions de la liberté occidentale. Peut-être
est-ce l’expression du «libre arbitre » ou la
capacité d’accéder au droit à l'autodétermination.
Zhuangzi dans ce concept donne la priorité à
l'individu. La
liberté de Zhuangzi est différente du concept
occidental moderne de la liberté politique et
individuelle. Est-ce une évasion de la
vie, un déni de la responsabilité sociale, un
plaidoyer en faveur de la philosophie hermétique
ou le pessimisme et l'opportunisme ? Une analyse
plus fine de l'errance
libre et facile montre qu'elle a cinq
caractéristiques:
1) elle transcende la contingence et ne dépend pas
des circonstances ou de la bonne fortune;
2) elle n’implique aucune norme ou direction fixe
mais se concentre sur l'adaptation au changement;
3) elle est fondée sur une compréhension du
potentiel d'autres formes de vie;
4) elle implique une volonté de transcender les
limites ou limitations associées à des valeurs et
des normes traditionnelles; et
5) elle est associée à une attitude
essentiellement sans souci.
La liberté dans le Zhuangzi est vécue non pas
comme la liberté politique, mais comme l'harmonie
intrapsychique (He 和) et la paix intérieure (An
安); il y a un sentiment de s’écouler (Shùn 順) en
accompagnant les processus naturels. Il
n'y a pas de but – contrairement au bonheur en
Occident qui est le «but ultime» de la
vie dans une philosophie téléologique orientée de
la finalité, errer n'a pas de fin autre qu’errer,
sans chemin fixe, partout. Pourtant, comme cette liberté
nécessite une réponse constante au changement, elle implique la
flexibilité cognitive, la capacité de voir les
choses à partir de plusieurs points de vue, et
la capacité à jouer : découvrir, explorer,
s’émerveiller devant le monde. C’est
«être en phase», une forme de libre évolution, en
procédant dans l’aisance, à volonté, sans attache
désigné et sans inquiétude sur le résultat.
Comme
des poissons dans l'eau, les gens sont dans le
Dao: ils nagent dans ce milieu qui bouge sans fin,
laissant la vie elle-même décider comment il va
aller. Le bonheur (乐 lè), d'ailleurs, est la
qualité intrinsèque du processus en cours de
l'errance (游 yóu) dans une attitude de non-action
(无为 wúwéi). Ce n’est pas εὐδαιμονία / eudaimonía,
l'ancien concept grec de la bonne action ou bon
esprit donné par les dieux, ni son expansion,
l'accomplissement ultime de l'activité humaine, la
fin de vie universelle, ce que notre constitution (celle de 1793) prétend accomplir dans son préambule : « afin que le peuple ait
toujours devant les yeux les bases de sa liberté
et de son bonheur ». L'astuce pour
réaliser pleinement cela est d'apporter un peu
de Ciel en soi-même, à savoir, de prendre
contact avec cette partie de soi qui est pur
processus (naturel et spontané) à travers la
libération de tout supposé induit par le «point
de vue» ou le biais d’un ego individuel.
Cela signifie s'aligner sur le céleste plutôt que
l'humain, le cosmique plutôt que le social,
répondre adéquatement à et satisfaire l'injonction
vitale qui me vient directement de la source
immense de réactivité qui se trouve dans le grand
processus du monde comme un tout plutôt que l'orbe
étroit de mes désirs et répulsions. La question la
plus importante pour Zhuangzi est donc de
distinguer l'un de l'autre: le céleste de
l'humain, les impulsions venant de la source
profonde des conceptions et des désirs superflus.
Je vous invite à lire Zhuangzi dont la majeure
partie du livre se concentre sur la compréhension
du fonctionnement de l'esprit et du corps et sur
l'apprentissage de la meilleure façon de
travailler avec la vie dans tous les différents
modes et les niveaux pour atteindre non seulement
l'expérience de « l'errance dans le bonheur
parfait et la non-action », mais de la maintenir
en tout temps et à travers les hauts et les bas de
la vie.
雷宓谐 dit Michel
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